jeudi 11 février 2016
Science: observer et expérimenter
Ceux qui ont condamné l'emploi des hypothèses et des idées préconçues dans la méthode expérimentale ont eu tort de confondre l'invention de l'expérience avec la constatation de ses résultats. Il est vrai de dire qu'il faut constater les résultats de l'expérience avec un esprit dépouillé d'hypothèses et d'idées préconçues. Mais il faudrait bien se garder de proscrire l'usage des hypothèses et des idées quand il s'agit d'instituer l'expérience ou d'imaginer des moyens d'observation. On doit, au contraire, comme nous le verrons bientôt, donner libre carrière à son imagination; c'est l'idée qui est le principe de tout raisonnement et de toute invention, c'est à elle que revient toute espèce d'initiative. On ne saurait l'étouffer ni la chasser sous prétexte qu'elle peut nuire, il ne faut que la régler et lui donner un criterium, ce qui est bien différent.
Le savant complet est celui qui embrasse à la fois la théorie et la pratique expérimentale. 1° Il constate un fait; 2° à propos de ce fait, une idée naît dans son esprit; 3° en vue de cette idée, il raisonne, institue une expérience, en imagine et en réalise les conditions matérielles. 4° De cette expérience résultent de nouveaux phénomènes qu'il faut observer, et ainsi de suite. L'esprit du savant se trouve en quelque sorte toujours placé entre deux observations: l'une qui sert de point de départ au raisonnement, et l'autre qui lui sert de conclusion.
Pour être plus clair, je me suis efforcé de séparer les diverses opérations du raisonnement expérimental. Mais quand tout cela se passe à la fois dans la tête d'un savant qui se livre à l'investigation dans une science aussi confuse que l'est encore la médecine, alors il y a un enchevêtrement tel, entre ce qui résulte de l'observation et ce qui appartient à l'expérience, qu'il serait impossible et d'ailleurs inutile de vouloir analyser dans leur mélange inextricable chacun de ces termes. Il suffira de retenir en principe que l'idée à priori ou mieux l'hypothèse est le stimulus de l'expérience, et qu'on doit s'y laisser aller librement, pourvu qu'on observe les résultats de l'expérience d'une manière rigoureuse et complète. Si l'hypothèse ne se vérifie pas et disparaît, les faits qu'elle aura servi à trouver resteront néanmoins acquis comme des matériaux inébranlables de la science.
L'observateur et l'expérimentateur répondraient donc à des phases différentes de la recherche expérimentale. L'observateur ne raisonne plus, il constate; l'expérimentateur, au contraire, raisonne et se fonde sur les faits acquis pour en imaginer et en provoquer rationnellement d'autres. Mais, si l'on peut, dans la théorie et d'une manière abstraite, distinguer l'observateur de l'expérimentateur, il semble impossible dans la pratique de les séparer, puisque nous voyons que nécessairement le même investigateur est alternativement observateur et expérimentateur.
C'est en effet ainsi que cela a lieu constamment quand un même savant découvre et développe à lui seul toute une question scientifique. Mais il arrive le plus souvent que, dans l'évolution de la science, les diverses parties du raisonnement expérimental sont le partage de plusieurs hommes. Ainsi il en est qui, soit en médecine, soit en histoire naturelle, n'ont fait que recueillir et rassembler des observations; d'autres ont pu émettre des hypothèses plus ou moins ingénieuses et plus ou moins probables fondées sur ces observations; puis d'autres sont venus réaliser expérimentalement les conditions propres à faire naître l'expérience qui devait contrôler ces hypothèses; enfin il en est d'autres qui se sont appliqués plus particulièrement à généraliser et à systématiser les résultats obtenus par les divers observateurs et expérimentateurs. Ce morcellement du domaine expérimental est une chose utile, parce que chacune de ses diverses parties s'en trouve mieux cultivée. On conçoit, en effet, que dans certaines sciences les moyens d'observation et d'expérimentation devenant des instruments tout à fait spéciaux, leur maniement et leur emploi exigent une certaine habitude et réclament une certaine habileté manuelle ou le perfectionnement de certains sens. Mais si j'admets la spécialité pour ce qui est pratique dans la science, je la repousse d'une manière absolue pour tout ce qui est théorique. Je considère en effet que faire sa spécialité des généralités est un principe antiphilosophique et antiscientifique, quoiqu'il ait été proclamé par une école philosophique moderne qui se pique d'être fondée sur les sciences.